Résumé
Après avoir rencontré Madison, la vie d’Émilie a complètement changé : elle n’est plus à la rue, elle partage maintenant un appartement avec d’autres filles au-dessus du bar où elles travaillent. En échange, Émilie doit voir les clients qui lui sont assignés. C’est la vie qu’elle connait depuis un bon bout de temps et elle s’y est habituée. Mais hier, tout a basculé. Émilie est confrontée à une décision qui la fait remettre en question tout ce qu’elle pensait savoir.
Écouter l’histoire audio Illusion
Lire l'histoire
Oh mon dieu! J’en ai jamais vu aussi gros!… T’sais, des fois avec d’autres clients, je pense seulement à toi… Oui monsieur, je suis ta petite chienne, woof woof. Hi hi!
Tu sais, même après tout ce temps, y’a encore des moments où c’est difficile de ne pas rire. Il faut toujours s’assurer que le client se sente spécial, que tu lui dises des niaiseries pour flatter son égo. Certains des clients se sentent déprimés, seuls, comme des losers — ils ont besoin d’un petit boost de confiance. Pis y’en a qui cherchent des situations qu’ils ne peuvent pas faire pour vrai; ils veulent que je fasse semblant d’être leur étudiante, leur réceptionniste, leur petit chaton toute innocente. Y’en a qui demandent des choses plus… exotiques, tabous, même carrément absurdes des fois. Pis là, pour certains gars, je suis plutôt juste un jouet, un objet, un morceau de viande à utiliser comme ils veulent. Au début, c’était difficile. Comment est-ce que j’étais supposée être toutes ces différentes filles-là?
J’ai commencé à me faire des personnages dans ma tête, comme si j’étais une actrice d’Hollywood. Des fois je joue le rôle d’Annabelle; une jeune fille innocente et naïve qui aime les chevaux, la cuisson, et Jésus. Des fois c’est Kira; une rebelle qui aime le féminisme, le heavy metal, et mettre les hommes à leur place. Des fois c’est Jessica; la fille d’à côté qui aime les sports et les jeux vidéo et qui a toujours eu un ‘ti kick sur toi, mais avait trop peur de le dire. J’en ai des dizaines; une fille pour chaque scénario.
Mon vrai nom, c’est Émilie. J’suis honnêtement ben plus plate que les personnages que j’invente. J’aime prendre la vie relaxe, watcher du Netflix, écouter de la musique, dessiner. Rien de très excitant. À l’école j’avais des notes correctes, rien de spectaculaire. J’étais pas solitaire, mais j’avais pas beaucoup d’amies non plus; honnêtement la vie était presque aussi plate que moi. Je manque ça un peu, avoir une vie plate. J’imagine des scénarios des fois à propos d’où je serais allée au collège, les personnes avec qui je serais tombée en amour, la personne que je serais devenue si j’avais pas fait une fugue quand j’avais 15 ans. Mais ce n’est pas important. Je l’ai fait, pis là, à cause de Madison, je suis icitte.
C’est qui Madison? Imagine-toi une combinaison d’une grande soeur tannante, une mère exigeante, pis une boss autoritaire, donnes-y des cheveux blonds frisés pis TA-DA! C’est la fille en charge. C’est elle qui collecte l’argent, fait nos horaires, décide quels clients on aura, achète notre linge, décide ce qu’on mange, etc. C’est aussi la personne chargée de trouver des nouvelles filles. Des filles comme moi.
Tu vois, après que j’ai fait ma fugue, j’ai passé du temps s’à rue. C’était pas très le fun. Je me retrouvais souvent sur le trottoir à demander de l’argent aux gens qui marchaient. Les trois quarts arrêtaient même pas; ils faisaient semblant de même pas me voir, comme si je faisais partie de l’arrière-plan. Y’en avaient d’autres qui me harcelaient : « poigne-toi un job », « sors-toi du chemin », « c’est du monde comme toi qui ruine le centre-ville ». De la marde de même. De temps en temps, quelqu’un arrêtait pour me donner de l’argent ou de la bouffe. Mais même là, ils me traitaient comme une façon de prouver qu’ils étaient des bonnes personnes. Ce qui était rare c’était ceux qui me traitaient comme une vraie humaine. Il avait le gars qui travaillait au Tims au centre d’achat qui venait me parler après qu’ils fermaient et m’apportait les beignes qui restaient à la fin de la journée, pis la fille qui travaillait au refuge pour personnes sans abri qui venait toujours me chercher si ça faisait plus que deux-trois jours qu’elle m’avait pas vu, pis là, il avait Madison.
J’imagine que je l’avais probablement vue dans la rue avant qu’elle se présente; elle n’a pas un look trop distinct ou mémorable. La première fois, elle m’a apporté un café pis m’a demandé mon nom. Après ça, elle venait régulièrement pour m’apporter de la bouffe pis me parler. Elle voulait entendre mon histoire, mes rêves, ce que je voulais faire de ma vie, etc. Elle venait de plus en plus souvent; vers la fin, elle venait chaque jour. J’attendais impatiemment la personne que je croyais être ma seule vraie amie. Elle m’avait dans sa poche.
Pis là, une journée elle vient me voir, mais c’était clair que quelque chose était différent. Elle semblait incertaine. C’est la journée où elle m’a eu. Elle m’avait dit que le bar où elle travaillait cherchait une autre serveuse et qu’elle pourrait faire de la place chez elle pour moi. Ça me semblait une décision assez simple.
Le soir même, j’ai rencontré le propriétaire, Jean-Marc. J’aurais dû savoir que quelque chose n’allait pas; il n’avait pas vraiment d’entrevue. Il m’a juste regardé pendant quelques minutes et m’a posé quelques questions personnelles avant de dire que je « fonctionnerais ». Pis là il avait l’appart. Madison vivait au-dessus du bar avec quelques autres filles. Elles se regardaient comme si elles avaient un secret qu’elles avaient peur de me divulguer; mais encore, j’ai rien questionné.
Le soir après, Madison m’a aidé à me préparer pour mon premier shift. Elle m’a donné une petite robe noire à porter et a fait mon maquillage. Je croyais que c’était ça notre uniforme. Elle m’a amené au sous-sol, m’a présenté au bouncer, André, pis là elle m’a apporté dans une petite chambre. C’est là qu’elle m’a tout expliqué. Les premières quelques semaines étaient difficiles. C’est un peu comme un bain trop chaud; ça fait mal jusqu’à ce que ta peau brûle assez que tu ne peux plus le sentir. Avec le temps, tu t’habitues, pis là, un jour, tu remarques que l’eau semble tiède.
Autres que les clients et André, c’était vraiment juste moi et les autres filles. Je voyais presque même pas Jean-Marc, c’est Madison qui faisait les rencontres avec lui à peu près une fois par semaine. Sauf hier.
Ça faisait deux jours qu’on n’avait pas vu Madison. Elle était juste plus là. Ce n’est pas la première fois qu’une fille disparaissait de même. Ça arrivait aux quelques mois; souvent c’était les filles les plus vieilles ou les plus difficiles. On n’entendait jamais de nouvelles d’elles après leurs départs. En dedans de quelques semaines, une nouvelle arrivait pour la remplacer. C’était comme si elles n’avaient jamais existé. Mais Madison n’était pas comme les autres filles; elle était en charge, elle travaillait avec Jean-Marc. Elle n’était pas une prisonnière, comme nous. Du moins, c’est ça que je pensais.
Hier, quelque chose de très anormal est arrivé; en arrivant au sous-sol, au lieu de me dire dans quelle chambre je travaillais, André m’a apporté au bureau de Jean-Marc. J’étais confuse; je lui avais à peine parlé depuis mon arrivée. J’entre et il me demande de m’asseoir. Il me dit que je suis une des préférées des clients. Il dit qu’il n’a jamais eu de problèmes avec moi et que, selon Madison, les autres filles semblent m’apprécier.
C’est là qu’il m’a posé la maudite question : est-ce que je voudrais prendre la place de Madison? Ça deviendrait ma job de gérer les autres filles, de m’assurer que les clients partent contents et de… trouver les nouvelles filles. De faire la même chose que Madison a faite à moi. De gagner la confiance des filles, de leur mentir en pleine face, d’exploiter leurs vulnérabilités. De les condamner pour toujours à une vie comme la mienne. Comment est-ce que je pourrais me justifier?
Jean-Marc m’explique que, si j’accepte, j’aurais plus de liberté; je pourrais aller dehors, sortir du bar, décider ce qu’on mange et ce que je porte. Et c’est pas juste ça! Parce que ce serait moi qui serais chargée de l’horaire, ce serait moi qui déciderais non seulement quels clients j’aurais à voir, mais aussi combien. Fuck! J’suis-tu vraiment en train de le considérer?
Il m’a donné 24 heures pour prendre ma décision. Il me reste à peine quelques minutes.
Depuis hier, je questionne tout ce que je croyais connaître à propos de Madison. Je l’ai toujours blâmée pour ma situation. Je pensais qu’elle l’avait fait pour son propre gain; qu’elle était comme Jean-Marc, pas comme… pas comme moi!
Mais peut-être… mais… merde! Je suis aussi stupide que les clients. Je ne voyais qu’un aspect d’elle à la fois; un personnage bien préparé pour plaire, une série de masques imperceptibles, seulement un angle de plusieurs. Elle faisait comme moi. Elle ne présentait jamais elle-même, mais quelqu’un d’autre; quelqu’un parfaitement créé pour la situation, capable d’infliger la violence, et de la justifier comme étant nécessaire.
Je me souviens de la première nuit que j’ai travaillée; je me suis réveillée pendant la nuit. Elle pleurait; je lui ai demandé pourquoi et elle s’est juste mise à s’excuser. Dans le moment je croyais que c’était parce qu’elle pensait m’avoir réveillée. Maintenant je ne sais plus si elle s’excusait de m’avoir mise dans la situation ou pour m’avoir laissé la voir sans masque, même si c’était juste pour quelques instants. C’est la seule fois que je l’aie vue de même. D’habitude c’était elle la plus forte; elle ne semblait jamais triste, fâchée, affectée.
On avait toujours de la bonne bouffe dans l’appart; elle nous faisait à manger chaque soir. C’était toujours un bon repas, fait style maison. Elle s’assurait toujours qu’on n’avait pas à travailler lorsqu’on était malade. Elle était là pour nous consoler lorsqu’on pleurait. À chaque fois qu’une nouvelle fille arrivait, elle passait les premières nuits avec elle. Et c’était elle qui prenait les clients avec qui on avait eu du trouble. Elle prenait soin de nous autres; elle nous traitait comme sa famille. Pis là elle est partie.
Elle nous a apporté ici et maintenant elle nous abandonne? C’est pas correct. Comment est-ce qu’on est supposées de vivre sans elle? Qui va prendre soin de nous autres? Moi? Je sais pas comment cuisiner ou faire un horaire ou gérer la clientèle. Je pourrais jamais prendre sa place, même si j’étais capable… même si je le voulais?
Mais si c’est pas moi, qui? Si moi je refuse, une autre fille dira oui. Sans Madison, je suis maintenant celle qui a été icitte le plus longtemps, qui connaît le plus comment le stuff fonctionne. Pis au moins je sais que j’essaierai de prendre soin des autres, de les protéger, de les garder le plus en sécurité possible. Ben, après que je les force à vivre dans une situation où elles ne pourront plus jamais être complètement en sécurité.
FUCK! C’est comme le dilemme du train sauf que c’est moi sur un des tracks pis d’autres filles comme moi sur l’autre pis il a un deuxième train qui s’en vient sur l’autre track pis même si je me laisse faire écraser, tout ce que je peux espérer c’est que le deuxième train soit moins pesant.
(Grand respire)
C’est surprenant comment vite que les choses peuvent changer. Hier, je haïssais Madison. Je la blâmais pour ma situation. Aujourd’hui, j’haïs juste son absence. Mon souvenir d’elle me fait juste peur. Peur que je devienne comme elle; mais aussi peur que je ne puisse jamais devenir comme elle. Mais est-ce que je veux même changer? Oui, ma situation est de la marde, mais, il y a un confort dans ce qu’on connait. J’avais juste à prendre soin de moi, penser à ce qui m’arrive, ignorer les réalités cachées; j’ignorais ce qui se passait avec les autres filles. Mais là, je suis-tu prête à apprendre la réalité? D’apprendre ce qu’elle connaissait, Madison? La vérité qu’elle cachait derrière une armure de masques, de personas, de fausses réalités? Est-ce que je choisis le confort du connu, mais l’abandon du pouvoir? Ou est-ce que je choisis le pouvoir au coût de non seulement connaître les horreurs, mais de les infliger moi-même?
Je connais ma réponse.
Visite BeauxMensonges.ca/Emilie pour accéder à la capsule audio de cette histoire ainsi qu’à des informations complémentaires.
Oh mon dieu! J’en ai jamais vu aussi gros!… T’sais, des fois avec d’autres clients, je pense seulement à toi… Oui monsieur, je suis ta petite chienne, woof woof. Hi hi!
Les étapes de recrutement de traite à des fins d’exploitation sexuelle
Identification
La première étape d’une situation de traite des personnes est l’identification de la victime potentielle par le trafiquant. Le trafiquant peut être un petit ami ou une petite amie, un ou une agente de recrutement, un ou une membre de la famille ou toute personne de confiance. Madison était ce qu’on appelle une agente de recrutement. Elle était aussi victime.
Confiance
Une fois la victime potentielle identifiée, la personne recruteuse tente d’établir une relation de confiance, par exemple en achetant des cadeaux ou en accordant une attention particulière à la victime. La situation d’Émilie a fait en sorte qu’il a été facile pour Madison de gagner sa confiance avec un simple café et des visites quotidiennes.
- Le trafiquant profite de cette étape pour apprendre les faiblesses de la victime, pour l’exploiter et établir son contrôle sur elle.
Mensonge
Souvent, les trafiquants font usage de la force, la contrainte ou la tromperie pour placer la victime dans une situation dans laquelle elle peut être exploitée. Dans cette situation, Madison fait croire à Émilie qu’elle a un travail pour elle et qu’elle peut rester chez elle. Elle emménage avec Madison et découvre rapidement que le travail n’est pas celui de serveuse.
Exploitation
Devant la situation, Émilie se sent obligée de suivre les ordres pour ne pas retourner dans la rue. Ce style de vie n’est pas ce qu’elle avait imaginé pour son avenir, mais il lui procure une routine, des relations amicales avec les autres filles et un certain confort auquel elle s’est habituée.
Le savais-tu ?
- Les personnes les plus à risque comprennent les personnes défavorisées au niveau social ou économique. Souvent, ce sont les femmes cis et trans, les adolescentes et les enfants autochtones, les migrantes et les nouvelles arrivantes, et les adolescentes itinérantes ou en fugue. Les femmes et les filles récemment emménagées dans des centres urbains sont également souvent ciblées étant donné leur entourage limité.
- 96 % des victimes de la traite des personnes sont des femmes et des filles.
(Source : La traite des personnes au Canada, 2021) - Les victimes sont en majorité des citoyennes canadiennes, âgées de 14 à 22 ans.
- Les personnes les plus vulnérables sont celles qui ont besoin d’argent ou qui recherchent l’amour et l’affection.
● Les victimes dont le recruteur ou le trafiquant a moins de 18 ans ont habituellement, elles aussi, moins de 18 ans.
Prends l'temps d'y penser
- Selon toi, qu’est-il arrivé à Madison?
- Comment aider les jeunes personnes itinérantes à éviter ce parcours?
- Pourquoi est-ce que Jean-Marc a besoin qu’une personne comme Madison ou Émilie travaille pour lui?